Souvenir d’Elvire de Brissac
(Source : La suite des temps, Duc de Brissac, Grasset, 1974)
Brissac, 1943 : Le grand salon du château est transformé en arche de Noé : cachés dans d’immenses caisses, il y a là le Dragon-à-deux-têtes et la Tortue géante, le Serpent-bobine et l’Homme-aux-oreilles-de-cristal. Hormis mon frère Gilles et moi, nul ne soupçonne l’existence de cette ménagerie. Elle ne donne signe de vie qu’à ces deux petits enfants toujours fourrés là où il ne faut pas : sous les meubles, dans les rabicoins, dans les pièces soi-disant fermées à clef, mais il n’y a ni clé ni pêne ni loquet ni serrure qui vaille pour les héros que nous sommes, attaquant ces mastodontes, sabre au clair ou nous défendant contre le venin de leur souffle, les poches pleines de pommes.
Quand nous remontons au grand jour, nous sommes couverts de poussière, mêlés d’odeurs, décorés de toiles d’araignée. Nous savons tout de la splendeur des parquets, tout des mites, des mouches, des araignées et des punaises ; du froid des dalles, du chuchotement des lattes ; de la grande armoire qui se met à trembler sans raison ; de la douce laine des tapisseries et du lustre qui tinte quand on tousse. Nous revenons du pays des caisses, du pays des housses, du pays des grands rouleaux de tapis, du pays des cartons d’archives : c’est comme une mer qui aurait rejeté sur le rivage une merveilleuse cargaison.
Mon père, en 1939, sollicité par les Beaux-Arts, avait accepté que le château servît de repli pour les objets d’art que le gouvernement voulait protéger des bombardements menaçant les villes. Il avait choisi certaines pièces à cet effet : galerie des tableaux, grand salon, salle à manger. C’est ainsi que Brissac abrita pendant six ans les archives de la Comédie française, une partie du mobilier de l’Elysée et de l’ambassade de Grande-Bretagne à Paris, la collection donnée en 1914 au Louvre par Isaac de Camondo et, plus tard, venant d’Angers toute proche, les tapisseries de l’Apocalypse tissées de 1375 à 1380 pour Louis Ier d’Anjou. Elles avaient 600 ans, nous 4 !